Il peut paraître surprenant qu’une chanteuse signe un premier album en hommage au dernier maître des pianistes de jazz encore vivant, le grand Ahmad Jamal. Mais quand il s’agit de Cecil L. Recchia, prima donna bien connue de la scène parisienne, qui s’est toujours intéressée à la création et à la recherche, tant au niveau de l’écriture que de la musique, on s’étonne moins. Cette musicienne accomplie, passée par le CIM de Paris, et par ailleurs spécialiste de littérature américaine, a réussi le pari de poser ses mots sur les standards du virtuose de Pittsburgh.
Note de la rédaction : ★★★★★
Songs of the Tree s’ouvre de manière directe, sur « Volga Boatmen », ce chant traditionnel russe, tube du chœur de l’Armée rouge que Glenn Miller transforma pendant la guerre en standard de jazz, qui devient ici une invitation au voyage légère et enlevée, une entraînante prise de confiance en soi nécessaire au départ dans la vie. C’est le « Lekh-Lekha » intimé par le divin à Abram dans la Genèse, le « va pour toi », armé de la foi, un chant de ténacité rythmée, sur des paroles écrites par Cecil L. Recchia elle-même. Le bateau est lancé et l’auditeur est embarqué.
Suave et caractérisée, la voix de Cecil L. Recchia a le charme d’une sensualité assumée, aux harmoniques moirées, entre velours et soie, et provoque immédiatement du plaisir. C’est une voix chaude dans le médium, avec des aigus cristallins, portée par un anglais très sûr, avec une pointe de complicité, d’implicite, une intelligence qui connote plus qu’elle ne dénote, et qui donne l’impression d’une sorte d’intimité. Elle pénètre en douceur, comme un baume, et crée un foyer de paix intense et réconfortante.
« Naked city » titre splendide (la musique tirée d’un album de Jamal, est issue d’une série américaine des années 60, inspirée du film éponyme de Jules Dassin, et ancêtre de toutes les séries policières US qui naquirent à sa suite), convainc et séduit immédiatement. La chanteuse y est dans son élément, et peut déployer son art du rythme tout en cultivant la beauté du son.
« Minor moods » relève le défi d’écrire un standard : donner non seulement de la voix mais ouvrir une voie de recherche et de créativité dans un genre qu’on a parfois tendance à imaginer sclérosé, marchant sous l’ombre de sa prestigieuse mais assez courte histoire. « You’re blasé » ou « The Breeze and I » sont des ballades élégantes, que l’on prise un peu moins mais qui ont le mérite d’être très agréables et non dénuées d’humour ni de gravité.
On a parfois accusé Ahmad Jamal de produire de la « musique de cocktail », mais pourquoi pas si celui-ci est raffiné et distille des nuances plus subtiles que le pianocktail de Colin dans l’Ecume des jours ?
Songs of the Tree a ainsi la teneur d’un alcool distingué, d’une ambiance feutrée de club, d’un refuge de délicatesse et d’esprit dans un monde de brutes. Avec de la finesse et du chic, mais surtout de la tendresse, de la caresse, c’est une invitation au partage, au flirt et au bliss : un séjour dans l’Alhambra, du nom du club que Jamal ouvrit à Chicago à la fin des années 50.
Cecil L. Recchia est entourée d’un Trio équilibré et harmonieux. Vincent Bourgeyx, merveilleux pianiste, chevalier servant des interprètes, se montre créatif et joueur, dans un exercice pas forcément évident quand on se confronte à la figure d’Ahmad Jamal, et la section rythmique composée du contrebassiste Manuel Marches et du batteur David Grebil est efficace et inventive.
« Time on my hands », excellent et bien rythmé conforte notre préférence pour le swing enlevé que pour les ballades, tandis que la version d’ « Autumn leaves » possède un petit coté latino, voire cubain, où la rythmique s’excite prend des airs de jungle. La capacité de réinterpréter profondément la culture classique des standards fait tout l’intérêt de ce jazz. Dans « Ahmad’s blues » on retrouve la Recchia intime, la diva de Club, la showgirl de talent, qui hypnotise et envoûte. On notera la qualité de ses admirables porta menti, ou glissements d’une note à une autre, continuum emmenant souvent imperceptiblement d’un univers harmonique à un autre.
Comme les meilleures choses ont une fin « The party’s over » démontre encore une fois le naturel et l’aisance rythmique de la chanteuse, manifeste son impeccable groove, emmené par la très belle basse de Manuel Marches, et nous fait regretter d’arriver au port.
Heureusement, il reste « Poinciana », dont l’album tire son titre (c’est un traditionnel Cubain nommé « la chanson de l’arbre »), pour offrir un superbe point d’orgue à l’album de Cecil L. Recchia. Ici, le trio se transcende et dévoile l’intention orchestrale propre à la musique d’Ahmad Jamal. La basse rappelle le Money Jungle de Duke Ellington et sa « Fleurette Africaine » sublimée par Mingus. Exploration du plaisir comme voyage tropical, moiteurs de la forêt, présence réconfortante des arbres, les notes du piano carillonnent comme des perles de rosée scintillant sur des feuilles de palmier, et la voix conduit l’aventurier sur les sentiers sablonneux de l’amour et des secrets de la nature.
Songs of the Tree est sorti le 23 octobre 2015, au moment où fraîchissent et s’abrègent les jours. Un album idéal pour se mettre au chaud, cocooner, se faire du bien et retrouver le chemin des clubs de jazz. L’album précieux d’une chanteuse inspirée qui ne laisse pas du tout… « blasé ».
24 octobre 2015 Par